Corps d'armée

"Corps combattant. La production du soldat ". Une ethnographie des soldats en devenir...

Sponsorisé à grand bruit par une itinérance mémorielle présidentielle aussi inédite que laborieuse, ce 11-Novembre 2018 aux accents centenaires a conduit, plus qu'aucun autre, à raviver aux yeux de chacun de nous l'image immuable du vaillant soldat, connu ou inconnu, livré au feux de la gloire ou déchu dans l'oubli, figé dans la glaise dont on fait les cimetières ou dans le marbre dont on fait les statues.

Mais c'est au-delà de l'image que s'est aventurée Jeanne Teboul, anthropologue, avec ce qu'il faut de temps long et d'immersion pour étudier un groupe social dans toutes ses réalités. La chercheuse a ainsi passé plusieurs années en situation d'enquête dans un centre d'instruction militaire formant des parachutistes. C'est de ce travail qu'elle rend compte dans "Corps combattant. La production du soldat", paru en 2017 aux éditions de la Maison des sciences de l'homme. Il est opportun de préciser que, en France, le service national ayant été suspendu en 1997, nous avons bien affaire ici à des jeunes gens ayant contracté volontairement, hors de toute obligation légale, ce qui, a priori, affecte le rapport à la contrainte et à l’institution militaire.

Pour appréhender finement, et au-delà des regards caricaturaux, les mécanismes et les ressorts qui sous-tendent la "fabrique du soldat", la chercheuse est donc restée au contact d'une unité de jeunes engagés, issus pour la plupart de milieux populaires, que l'on suit, à travers ce travail passionnant, depuis leur enrôlement jusqu'à la phase visible -sorte de phase finale symbolique sanctionnant l'accomplissement du parcours- du défilé militaire. Entre les deux termes de cette échelle de temps, une succession d’étapes de socialisation virile, de rites, d’actions programmées, d’apprentissages physiques et mentaux destinés à former, transformer. Incorporation, chef de corps esprit de corps...Le registre lexical de la profession rappelle constamment qu'à l'armée, tout est affaire de corporalité, tout part du corps et y revient.

Symbolique, le passage chez le coiffeur signe l’entrée du novice dans l’univers militaire et marque que le soldat consent à se déposséder de la maitrise de son corps au profit de l’institution qu'il intégre. Avec la fameuse "boule à zéro", rien ne ressemble plus à un soldat qu’un autre soldat : c’est le premier signe d’indifférenciation. Par cette mainmise sur le corps, revêtu ensuite du bien nommé uniforme, il s’agit de « faire rentrer le métier ». Institution totale, la caserne absorbe l'individu tout entier, du champ de l'intime aux jeux des interactions sociales. Mais le récit nous montre qu’il existe des fenêtres de respiration propices à l’expression, même minimale, de l’individualité. Outre ces moments de joie collective et contrôlée que sont les « traditions de popote » (repas en commun, fêtes du régiment, etc.), l’exemple le plus parlant est celui des tatouages ("Des marques pour se démarquer ?"), qui permet à l’intéressé de recouvrer partiellement une forme d’autorité sur son propre corps. Mais quel corps ? S’appuyant sur la célèbre métaphore du double corps du roi énoncée par l'historien Kantorowicz, J. Teboul expose, à travers ces nombreux exemples, sa théorie des « deux corps du soldat », tendus entre pouvoir et représentation, physique et métaphysique. Dans sa tenue camouflée, le soldat de combat, celui des champs de manœuvres et des théâtres de guerre, en prise directe avec la mort, coexiste avec le soldat d'apparat, offert au regard du public, chargé de symbole et de mythe, celui qui, marié à la nation comme le roi à la Couronne, semble avoir vocation à ne mourir jamais. Mais plus qu'une allégorie de la continuité du pouvoir et de la permanence de l'institution, la chercheuse Anne-Lise Dall’Agnola, autre sociologue du champ militaire, souligne que la dualité corporelle ainsi mise en avant par Jeanne Teboul est l'expression d'un" recours à l’esthétique comme moyen de faire face à la violence du métier des armes".

Même s'il n'atteint plus les sommets qu'il côtoyait du temps de la conscription (et pour cause), le phénomène de la désertion demeure néanmoins d'actualité dans l'armée de métier- plus de 1500 cas en 2017-, comme l'est la rupture de contrat avant terme, à l'initiative des recrues elles-mêmes - attentes décues, sentiment de n'être pas à sa place... Le rappel de ces réalités humaines, qui renvoient aux fragilités inhérentes à un âge où l'on cherche sa voie, son idéal, sa raison d'être, la sensibilité dans l'approche de ses différents interlocuteurs : c'est aussi ce qui fait le prix de cette belle enquête dont nous vous recommandons la lecture. "Corps combattant..." procède de la thèse en anthropologie sociale et historique soutenue par Jeanne Teboul en 2013 à l'EHESS.

Un livre n’étant rien sans sa couverture, qui en est le premier niveau d’accès, un coup de chapeau s’impose à l’adresse de Mikael Cixous, l’auteur de celle-ci. Le propos de l’ouvrage y semble tout entier ramassé : sur le mode figuratif et éparpillé de Guernica, on y distingue un entremêlement de membres de corps humain et d’effets militaires - un corps combattu plus que combattant-, d’où émerge la figure d’un para toujours au garde- à-vous au milieu du chaos ambiant...

 

Présentation de Jeanne Teboul et détail de ses travaux sur le site dédié à la recherche Hypothèses.org

 

En rayon à la BU